Un bon dirigeant, c'est celui qui sait passer la main dans les meilleures conditions. Ils ne sont malheureusement pas si nombreux à anticiper ce moment crucial pour l'entreprise qui a autant besoin d'être éclairée sur son avenir que sur son passé.
J'avais 22 ans. Mon père dirigeait l'entreprise familiale de travaux publics. Treize filiales, 1300 personnes, une activité en plein développement mais une lourde dette. Mon père est mort brutalement. Faute de successeur désigné, faute de solutions alternatives dans la famille, je me suis retrouvée, à peine sortie de HEC, aux commandes d'un groupe complexe. Et en plus, j'étais une femme dans un univers qui n'en voyait pas beaucoup ! Je m'en suis sortie, l'entreprise a finalement été restructurée, puis vendue et ma vie professionnelle a pris d'autres chemins.
Mais cette aventure m'a laissée à jamais convaincue que la question de la transmission, de son anticipation, était un sujet majeur pour l'entreprise mais aussi pour la société des hommes. Et pourtant. Je reste encore effarée par le peu de prise en considération de la nécessité absolue de passer le témoin dans les meilleures conditions. Car en l'espèce, il ne s'agit pas seulement de transmettre un compte d'exploitation, des parts de marché, un plan d'investissement. Une entreprise c'est aussi une histoire, des valeurs, une vision, des hommes et des femmes.
Pour "aller de l'autre côté du pont", il faut accompagner avec magnanimité, tranquillement. Alors que la vitesse est devenue l'impératif absolu pour tout manager qui se respecte, il est urgent de redonner un peu de longueur au temps.
"Ce que je fais me définit. Si je n'ai plus ce que je fais, comment vais-je me définir" ?
En réalité, cette difficulté à préparer son remplacement se nourrit d'une anxiété profonde. La peur du vide qui s'annonce, de la mort, la peur qui ôte de la lucidité, qui empêche l'acceptation. Se retrouver face à un abysse : « ce que je fais me définit. Si je n'ai plus ce que je fais, comment vais-je me définir » ? Résultat, quand on interroge les dirigeants sur leur succession, beaucoup répondent qu'ils s'y résoudront le moment venu, dans l'intérêt de l'entreprise. Quant à les convaincre de désigner un numéro deux et de le faire savoir, etc.
Un hiatus qui a des conséquences fâcheuses. Ce n'est pas un hasard si le tissu économique français est composé essentiellement de TPE/PME et de grands groupes. Très peu d'ETI, à la différence de la plupart de nos grands pays voisins. Eh oui : bien transmettre, c'est non seulement pérenniser l'entreprise mais aussi et surtout la mettre dans les meilleures dispositions pour croître, se donner des ambitions, créer et entretenir une dynamique.
Et si on s'inspirait du modèle familial ?
Le changement est loin d'être acquis. Regardez : dans les écoles de commerce, on apprend à créer des sociétés, à les gérer, à les développer, mais certainement pas à les transmettre ! Deux voies, complémentaires, me semblent intéressantes à explorer pour conjurer ce qu'il serait complaisant de considérer une fatalité.
D'abord, s'inspirer du modèle familial. Après tout, le rapport aux enfants relève à bien des égards de la transmission : l'exemplarité par l'action, la bienveillance active, l'importance de s'inspirer des traces du passé pour mieux en laisser soi-même, etc.
Et puis aller de l'autre côté du pont, c'est aussi se diriger vers quelque chose de nouveau. Donc s'y préparer. Et, j'y reviens, prendre le temps d'explorer. Moi adolescente, je rêvais d'aller sur la Lune, je rêve toujours d’aller dans l’espace, sur Mars peut-être. Mais je ne suis pas sûre que j'en aurais... le temps.