Un nouvel eldorado économique
Depuis les années 1980, la mondialisation de la production et des échanges a été le nouvel eldorado économique. Durant ces quarante années, le transfert de nombreuses industries dans des pays où le dumping social était la règle a permis à de grands groupes internationaux de doper leur rentabilité et aux consommateurs des pays développés d’avoir accès à de nombreux biens à des prix défiant toute concurrence.
Cette tendance à la délocalisation a permis à des pays en retard de développement de recueillir des investissements colossaux de la part de groupes cherchant à abaisser leurs coûts afin de pouvoir diffuser de manière plus générale leurs produits. C’est un des éléments majeurs de la désinflation que nous avons pu connaître lors de cette période. Les pays concernés ont pu dès lors voir émerger une nouvelle classe moyenne, ayant un travail constant et bien rémunéré, permettant une forte hausse du pouvoir d’achat des ménages, devenus aujourd’hui, à l’image du consommateur chinois, un acteur important dans la croissance des ventes de produits de luxe.
De meilleurs rendements pour les actionnaires
Bien entendu, le revers de la médaille a été la désindustrialisation des pays développés avec son lot de fermetures d’usines accompagné des dégâts sociaux concomitants qui ont fait de l’Europe une zone où le chômage est souvent devenu endémique.
Cette conjonction d’éléments pose le sujet du partage de la valeur ajoutée. Pour rappel, celle-ci se répartit entre le travail, le capital et l’État, lequel prélève sa participation par l’intermédiaire de l’impôt. Ainsi, durant la période récente, nous avons vu une modération des prélèvements fiscaux sur les entreprises, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, associée à une modération salariale continue, deux facteurs qui ont largement dopé les bénéfices des entreprises. Les actionnaires ont donc vu le rendement de leurs capitaux investis progresser de manière extrêmement sensible durant toute cette période.
La mondialisation a vécu
Cet âge d’or, si on peut le nommer ainsi, commençait à trouver ses limites depuis quelque temps, avec une accumulation de facteurs négatifs comme la montée régulière des salaires dans les pays concernés (Chine, Vietnam...), comme le coût des transports et de logistique qui a augmenté avec la montée des prix de l’énergie, mais aussi l’application de règles de sécurité et environnementales drastiques, calquées sur les normes des pays développés, qui sont venues renchérir nettement le coût de production de ces produits. L’avantage concurrentiel que les entreprises avaient pu trouver par ces délocalisations s’est de ce fait réduit au fur et à mesure du temps.
Les crises récentes, que ce soit la crise sanitaire de la Covid-19 ou la crise actuelle en Ukraine, ont fait prendre conscience aux pays développés de revoir rapidement les stratégies qui ont amené à une dépendance des approvisionnements de plus en plus forte dans de nombreux secteurs souvent stratégiques. La mondialisation heureuse a vécu !
Des problèmes d’approvisionnement
En effet, ces deux crises ont démontré que la sécurité des approvisionnements n’était plus assurée, alors que les outils industriels ou la production de matières premières indispensables au développement économique sont aujourd’hui positionnés dans des pays « potentiellement voyous » et qui en usent pour atteindre leurs objectifs politiques et territoriaux.
Ainsi, la crise de la Covid-19 a mis en évidence que plus de 70% des médicaments étaient produits en Asie du Sud Est, alimentant une certaine pénurie comme sur le Doliprane. Les grands laboratoires pharmaceutiques sont dès lors obligés de réfléchir à une relocalisation d’une partie de ces productions indispensables à la santé publique.
De la même façon, les capacités de production des semi-conducteurs sont situées à 75% en Asie du Sud Est, principalement sur deux fondeurs (Samsung Electronics et Taiwan Semiconductor) dans un marché aujourd’hui très concentré. La pénurie de semi-conducteurs n’est pas seulement due à ce seul phénomène mais a été une conséquence de la pandémie qui a renforcé la tendance à la digitalisation des entreprises avec la mise en place du télétravail, faisant émerger une demande accrue de semi-conducteurs dans des domaines comme les data center, la 5G, les jeux vidéo, la téléphonie ou encore les ordinateurs personnels ou professionnels. Des investissements de capacité supplémentaire, qui mettront du temps à se concrétiser, sont programmés que ce soit chez Intel, TSMC ou Samsung, dont certains seront redirigés aussi bien aux États-Unis qu’en Europe dans le but d’être moins dépendants de zones à risque comme Taïwan.
La crise ukrainienne a démontré également que l’Europe avait une dépendance déraisonnable au pétrole et plus encore au gaz russe (40% de la consommation européenne principalement en Allemagne depuis leur décision d’abandonner le nucléaire), dépendance utilisée aujourd’hui par le président russe pour parier sur une non-intervention de l’Europe à l’invasion de l’Ukraine (pari en grande partie perdu).
Ce constat de l’absence de sécurité des approvisionnements est accentué par des effets de moins en moins positifs de la mondialisation du point de vue économique ainsi que par le constat d’un coût environnemental exorbitant qui n’est définitivement plus supportable pour les pays développés engagés résolument dans la réduction des gaz à effet de serre (GES) afin de contenir le réchauffement climatique décidé lors des accords de Paris.
Indépendance nationale et enjeux environnementaux
Ainsi, aujourd’hui, les gouvernements et les industriels des pays développés sont confrontés à un sujet majeur d’indépendance nationale et d’enjeux environnementaux, ce qui va entrainer rapidement :
- une relocalisation des industries qui peuvent l’être, dans le respect des critères de sécurité et environnementaux. Le repositionnement d’usines de fabrication de médicaments, de semi-conducteurs, de pièces détachées pour des industries comme l’aéronautique ou l’automobile… devient une nécessité ;
- une accélération de la décarbonation de l’économie, par des unités de production qui respecteront mieux les enjeux environnementaux ;
- des investissements massifs dans les énergies renouvelables, positionnées localement, afin de réduire le plus possible cette dépendance aux énergies fossiles venant d’ailleurs (particulièrement vrai pour l’Europe alors que les États-Unis ont une quasi indépendance énergétique) ;
- une relance du nucléaire, en France en particulier mais pas uniquement ;
- une augmentation des budgets de défense.
Nous allons, dès lors, assister à une véritable déglobalisation de l’économie mondiale.
Une inflation qui va impacter les actionnaires ?
Autre point important à citer : la montée rapide de l’inflation due à ces crises récentes d’approvisionnement (énergie, matières premières, semi-conducteurs...), alors que la mondialisation avait eu pour conséquence une désinflation majeure. Il serait plus judicieux de fournir de l’emploi correctement rémunéré dans les pays développés en éliminant le coût des transports et le coût environnemental associé.
Toutefois, il est évident que le rapatriement de ces usines va fortement renchérir le coût de production des biens concernés. En effet, alors que la main d’œuvre qualifiée fait déjà défaut, son coût va obligatoirement se renchérir considérablement. Par ailleurs, les tendances sur l’imposition des entreprises semblent indiquer que nous avons atteint en la matière un point bas. Enfin, la décarbonation de l’économie va, elle aussi, venir renchérir sensiblement les coûts de production. Ainsi, à valeur ajoutée constante, la valeur qui reviendra aux actionnaires sera obligatoirement réduite.
Dès lors, peut-on envisager que la valeur ajoutée à répartir soit plus conséquente ? Pour cela, il faudrait drastiquement réduire les coûts, mais nous avons vu que cela ne sera pas possible au vu du contexte. L’autre piste est l’augmentation sensible des prix de vente pour couvrir cette augmentation des coûts et maintenir la répartition actuelle de la valeur ajoutée. Si l’on peut déjà constater une augmentation des prix, il est fort probable que l’élasticité de la demande par rapport au prix finisse par faire décroître les volumes vendus ce qui pèsera sur la rentabilité des entreprises.
Toutes choses étant égales par ailleurs, nous pouvons penser raisonnablement que la masse des résultats futurs soit inférieure au niveaux record atteint récemment. On peut cependant espérer que l’innovation et des gains de productivité qu’elle engendre viennent compenser cette hypothèse.
Achevé de rédiger le 02/05/2022 par Stéphane Cochener, responsable de la gestion sous mandat, au sein de Dubly Transatlantique Gestion.