Des GAFAM tout-puissants
4 200 milliards de dollars. Telle est la capitalisation boursière des GAFAM, acronyme utilisé pour indiquer Alphabet (la maison mère de Google), Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, un montant équivalent à la valeur du CAC40 ou du PIB cumulé de l’Espagne, de la Suisse et de la Belgique !
La taille de ces sociétés, et le poids qu’elles représentent aujourd’hui dans l’économie américaine et globale, est considérable. À titre d’exemple, Amazon et Microsoft se partagent aujourd’hui 70% du marché du cloud public. Google et Facebook possèdent, seulement, environ 60% du marché de la publicité digitale aux États-Unis. Si on ajoute Amazon et Microsoft, ces quatre sociétés représentent plus de 95% de la croissance du secteur.
Les plateformes Facebook, Messenger, Whatsapp et Instagram, qui appartiennent toutes à la même société, comptent respectivement 2.2, 1.3, 1.5 et 1 milliard d’utilisateurs actifs chaque mois, soit 42% de l’ensemble des usagers d’applications de messagerie rapide et de réseaux sociaux dans le monde.
Chaque jour, plus de 9 accès internet sur 10 commencent à partir d’une seule page, le moteur de recherche de Google (y compris Youtube). Plus de la moitié des ménages américains, soit plus de 100 millions de personnes, sont abonnés à Amazon Prime, le célèbre service de livraison rapide et de services média, un nombre d’individus plus élevé que ceux qui possèdent une ligne de téléphone fixe.
Enfin, Apple (avec iOS) et Google (avec Android) détiennent le monopole des systèmes d’exploitation installés sur les téléphones portables. Une telle concentration de pouvoir économique dans les mains d’un aussi petit nombre d’entreprises n’a pas manqué d’inquiéter l’opinion publique américaine, qui demande, avec de plus en plus d’insistance, au gouvernement d’intervenir.
Elizabeth Warren, une des candidates du Parti démocrate aux élections présidentielles de 2020, fait du démantèlement du pouvoir des GAFAM un des points centraux de sa campagne électorale. L’Union Européenne a elle récemment infligé une amende de 10 milliards à Google pour pratique déloyale concernant son système d’exploitation Android installé sur les supports mobiles.
Une concentration de pouvoir qui ne date pas d’hier
La formation de monopoles ou de quasi-monopoles n’est pas le fait exclusif des sociétés technologiques. Il y a des exemples similaires dans d’autres industries comme le cas des raffineries Standard Oil, propriété du magnat Rockefeller, ou de l’American Tobacco Company au début du siècle dernier, qui furent obligées de se séparer en plusieurs entités au nom du Sherman Antitrust Act. Dans le cas spécifique du secteur des télécommunications et des technologies de l’information, il s’agit néanmoins d’un phénomène qui se répète à intervalles réguliers dans le temps.
En 1860, le télégraphe de Western Union arriva à mettre en communication la presque totalité de la population américaine de l’époque grâce à des câbles déployés sur toute la partie orientale de la région, allant des bouches du Mississippi (sud du pays) aux grands lacs (frontière nord avec le Canada).
Avec l’arrivée du téléphone, Western Union perdit sa position dominante à l’avantage de Bell Telephone Company, qui pressentit plus rapidement que son rival la puissance de cette nouvelle technologie et qui créa ensuite un empire monopoliste, baptisé « Bell System », très similaire à celui de son prédécesseur.
Bell, renommé AT&T par la suite, devint au cours du XXe siècle le seul fournisseur de services téléphoniques dans la plupart des États-Unis, assumant une position dominante. En 1984, le département américain de la Justice obligea la société à se scinder en plusieurs entités, entraînant une augmentation de la concurrence sur le marché des télécommunications interurbaines.
Entre temps, les évolutions technologiques dans le monde des télécommunications avaient donné naissance à des nouveaux instruments plus puissants, parmi lesquels l’ordinateur (les premiers commercialisés au grand public datent de 1977) et Internet (dont la version la plus moderne remonte à 1990).
IBM fut une des sociétés pionnières dans ce domaine. Big Blue, appelée ainsi dans les années 70/80, arriva à détenir jusqu’à 70% du marché des ordinateurs, attirant ainsi les attentions du gouvernement américain. Les batailles légales entre la société et Washington durèrent plus de 13 ans, obligeant l’entreprise à faire d’importantes concessions à ses compétiteurs et à perdre ainsi l’avantage compétitif acquis afin d’éviter de subir des lourdes sanctions.
En 1998, ce fut au tour de Microsoft d’être scruté de près par le département américain de la Justice. La société de Bill Gates, qui avait commencé depuis peu à installer gratuitement Internet Explorer sur ses ordinateurs, fut accusée d’avoir provoqué délibérément la faillite de Netscape, son principal rival de l’époque, qui proposait aussi des moteurs de recherche Internet. Le gouvernement américain reprocha notamment à Microsoft de rendre difficile aux consommateurs la possibilité d’installer sur ses ordinateurs des logiciels créés par d’autres entreprises, instaurant de cette manière un monopole de fait. L’organisme anti-trust américain demanda à Microsoft de se diviser en deux entités distinctes, une s’occupant du système d’exploitation Windows et l’autre des autres logiciels créés par le groupe (suite Office, Internet Explorer, etc.). Mais un accord conclu en 2001 entre les deux parties évita de justesse la scission.
L’un des premiers à s’apercevoir de la tendance naturelle des sociétés technologiques à s’emparer d’une grande partie du marché fut Robert Metcalfe, le créateur d’Ethernet.
Dans la loi qui porte son nom, cet ingénieur américain affirme qu’une société technologique qui arrive à posséder un certain avantage par rapport à ses concurrents, et donc à conquérir un nombre assez grand d’utilisateurs, accroîtra cet avantage de manière exponentielle dans le futur. Ce concept est bien résumé dans la maxime « winners take it all ».
L’effet de réseau
D’autres études, portant aussi sur d’autres disciplines, comme les mathématiques, la probabilité et la psychologie, ont par la suite confirmé cette intuition, donnant naissance à celle qui est aujourd’hui connue comme la théorie de l’ « effet réseau ». Selon cette théorie, les individus interagissant les uns avec les autres, auraient tendance à s’agréger autour de « noeuds », personnes (ou entreprises) possédant une influence (ou technologie) supérieure aux autres et qui auraient donc le pouvoir de rassembler autour d’eux une grande partie de leur auditoire (ou de leurs clients).
Un corollaire de cette théorie, formulé par Brian Arthur, professeur à l’Université de Santa Fe, ajoute l’idée selon laquelle il coexiste deux catégories d’économies.
La première est une économie de type industrielle, vouée à la création d’un produit final via la transformation de ressources de base. Il s’agit d’un environnement caractérisé par le contrôle et la planification de la production, dans lequel les changements ne se font que de manière graduelle. Les rendements sont décroissants : le profit généré par la vente d’une unité additionnelle de produit final au-delà d’une certaine quantité diminue au fur et à mesure que la production augmente. Dans ce monde, les concentrations de pouvoir économique ne sont possibles qu’à travers les opérations de fusion et acquisition.
De l’autre côté on retrouve un type d’économie réglée par la connaissance et les interactions sociales. Dans cet environnement, en constante évolution, les entreprises sont en concurrence pour s’emparer de la technologie la plus innovante. La société qui, par chance ou par mérite, devance ses rivaux, devient capable d’attirer vers son écosystème un nombre encore plus grand d’utilisateurs et donc de capter la quasi-totalité du marché. Les rendements ainsi générés sont croissants (les profits progressent avec l’augmentation des ventes). Le gagnant rafle la mise. Les concentrations de pouvoir se font donc de manière naturelle.
Les GAFAM, propriétaires des infrastructures internet essentielles à la communication et l’échange d’information (cloud, market places, plateformes sociales, moteurs de recherche, cartographie digitale, etc.), font sans doute partie de ce deuxième type d’économie et constituent les noeuds autour desquels une grande partie du commerce et des interactions sociales aujourd’hui s’organisent.
Toujours à ce deuxième groupe appartiennent également toutes ces sociétés qui gravitent autour des GAFAM et qui nécessitent des infrastructures mises à disposition par celles-ci pour mener leurs activités, mais qui manquent du même pouvoir de rassemblement que celles-ci possèdent. Ces dernières portent les noms d’Uber, Airbnb, Adobe, E-bay, Netflix, Salesforce, Spotify, Snapchat, etc.
Les autorités antitrust peuvent-elles intervenir ?
Si la concentration de pouvoir dans les mains d’un petit nombre d’entreprises est donc conséquence de la nature intrinsèque des relations humaines, est-il opportun d’arrêter ce phénomène ? Et si c’est le cas, comment les autorités antitrust peuvent-elles intervenir pour en empêcher la création dans le futur ?
Ces questions font aujourd’hui débat. Plusieurs obstacles limitent les possibilités d’une résolution rapide et efficace du problème.
Tout d’abord, l’approche que les organismes régulateurs ont adoptée dans le passé peut être difficilement applicable dans les circonstances actuelles. La Federal Trade Commission, ainsi que le département américain de la Justice, ont typiquement tendance à intervenir lors d’opérations de fusions-acquisitions, plutôt qu’entraver les activités courantes d’une société.
Or, à l’exception du rachat de WhatsApp par Facebook en 2014 pour 19 milliards et de Whole Foods par Amazon en 2017 pour 13,7 milliards, aucune société GAFAM n’a effectué, sur les 8 dernières années, une acquisition d’un montant significatif. Leur croissance a été générée en interne (la dépense en Recherche et Développement de chacune de ces cinq entreprises s’élève chaque année à plus de 10 Md$).
Un deuxième obstacle est représenté par l’intense activité de lobbying que ces cinq sociétés mènent auprès des institutions gouvernementales, ce qui sans doute freine tout type d’investigation à leur détriment.
Un autre aspect à considérer est constitué par la complexité des activités de ces sociétés et par la rapidité de leur développement dans des nouveaux marchés. Plusieurs observateurs ont trouvé que les questions posées par les membres du Congrès américain à Mark Zuckerberg1 lors de son témoignage suite au scandale de Cambridge Analytica n’étaient pas à la hauteur des enjeux2.
Enfin, face à la montée en puissance des entreprises chinoises, le gouvernement des États-Unis est déterminé à défendre les intérêts des sociétés technologiques américaines et à maintenir leur avantage compétitif vis-à-vis des nouveaux acteurs d’Orient (l’interdiction de l’utilisation des équipements de Huawei en est un exemple). La Maison Blanche pourrait donc être encline à sacrifier une partie de ses requêtes antimonopolistes au nom des intérêts stratégiques de la nation américaine.
En attendant de voir comment les évènements vont évoluer, les GAFAM continuent à avancer tout droit sur leur chemin, renforçant leur pouvoir sur l’économie américaine et mondiale à un tel point que leurs velléités expansionnistes commencent à assumer des caractéristiques orwelliennes.
Facebook a récemment créé une monnaie digitale, appelée « Libra », et l’a rendue disponible pour la totalité des utilisateurs de sa plateforme. Cette devise sera donc susceptible d’être utilisée par 2,5 milliards de personnes dans le monde, soit un tiers de la population mondiale ! Cela peut simplement marquer l’entrée officielle des GAFAM dans le business des services financiers ou signaler la volonté de ces entreprises de créer des formes d’organisations sociales alternatives à la souveraineté des États et des banques centrales.