Arrivées proches du terme de leur politique de resserrement monétaire, les banques centrales ont ajusté leur narratif au nouvel ordre monétaire mondial. En effet, afin de lutter contre l’inflation, la Réserve fédérale américaine (la « Fed ») a procédé à 11 hausses de taux depuis mars 2022, portant le couloir dans lequel évoluent les taux directeurs américains à 5,25% - 5,5%. Il s’agit des niveaux observés en 2007.
Suivant la même logique, la Banque centrale européenne (BCE) a procédé à 10 hausses de taux depuis l’été 2022, portant le taux de refinancement des dépôts à son guichet au niveau historique de 4% et mettant fin à l’ère des taux négatifs.
La contrepartie à cette stratégie de lutte contre l’inflation est une concession sur la croissance. Aussi, durant toute l’année 2023, les banques centrales ont joué les équilibristes, cherchant à en faire assez, sans prendre le risque d’en faire trop, avec pour enjeu de casser la spirale inflationniste, sans casser la croissance.
Sur le front de l’inflation, si le point haut semble avoir été dépassé, l’inflation sous-jacente (hors alimentation et énergie) recule trop lentement pour les banques centrales, qui ajustent leurs projections mois après mois. L’essentiel de la désinflation globale en Europe (tombant à 5,3% pour le mois d’août) et aux Etats-Unis (4,3% pour août) est lié à la composante énergie et s’opère grâce à la correction des cours du pétrole jusqu’à l’été.
Néanmoins, l’inflation sous-jacente s’avère plus persistante (toujours supérieure à 5% en Europe pour le mois d’août). Cette dernière est portée par la bonne résistance du secteur des services qui soutient l’emploi et maintient la pression sur les salaires.
La cible d'inflation de 2%, fixée par la BCE et la Fed, autrefois considérée comme un pilier pour la stabilité des prix et le soutien de la croissance économique, est désormais en discussion dans le contexte économique actuel, où des défis tels que la pandémie de COVID-19 et les tensions géopolitiques modifient la donne. Les périodes prolongées de faible inflation, malgré des politiques monétaires accommodantes, ont semé le doute sur la capacité des banques centrales à atteindre cette cible traditionnelle, mettant en lumière les complexités des économies modernes face à des changements structurels tels que la globalisation, l'innovation technologique et le vieillissement démographique.
Des banques centrales dépendantes aux statistiques macro-économiques
Ainsi, après avoir été assez claires sur leurs objectifs et les moyens mis en œuvre pour y parvenir pendant des années, les banques centrales, elles-mêmes surprises par l’inflation puis par la vigueur de l’économie aux Etats-Unis et la persistance de l’inflation malgré les hausses de taux, ont été amenées à plus de prudence dans leurs discours. Elles ont alors abandonné, fin 2022, un élément clé de leur communication : l’indication sur l’orientation future de la politique monétaire (appelée forward guidance). Elles ont clairement annoncé coordonner leurs décisions aux actualisations des données instantanées (dites spot) en se déclarant dépendantes des publications de statistiques macro-économiques (data-dependent), réunions après réunions. Elles entraînent, de ce fait, les marchés à dépendre avec elles de l’évolution des données macro-économiques. Ceci amène les investisseurs à scruter chaque publication de chiffres et à réagir en fonction de l’interprétation qu’ils en font et de la décision que les banquiers centraux prendraient en conséquence.
Cette approche bien que prudente, cherchant à se laisser du temps afin de prendre la meilleure décision en fonction du contexte, a naturellement été un facteur de volatilité sur les marchés financiers et les marchés obligataires en particulier, qui n’ont cessé de recaler leurs attentes.
Des politiques monétaires basées sur des taux plus hauts, plus durablement
La crédibilité des banques centrales est essentielle pour stabiliser les marchés mais les derniers mois ont multiplié les situations inédites. La décrue trop lente de l’inflation a notamment incité Jerome Powell comme Christine Lagarde à marteler que les taux seraient « maintenus en territoire restrictif pour une période prolongée » (traduction de l’expression désormais bien connue « higher for longer »). Mais c’est à l’été 2023 que nous avons vu un regain de tensions significatives sur les marchés des obligations, liées à l’intégration progressive par le marché d’un contexte de taux élevés plus durable. Le point d’orgue a eu lieu lors des réunions des banques centrales de septembre. La BCE a surpris avec une hausse de taux supplémentaire sans indiquer si elle considérait que ce serait la dernière. La Fed, de son côté, a maintenu les taux sur leurs niveaux mais a indiqué que les banquiers centraux avaient révisé leurs projections de taux pour 2024, traduisant que la normalisation du contexte tant attendue par les investisseurs pourrait intervenir plus tard qu’ils ne l’espéraient et être de moindre ampleur.
L’adoption par les banques centrales d’une politique de resserrement monétaire met en exergue les questionnements sur la pertinence de la cible d'inflation de 2%. Dans un contexte où l'inflation sous-jacente demeure tenace, cette cible, autrefois gage de stabilité, est mise à l'épreuve. Les experts tels que Paul Krugman (prix Nobel d’économie en 2008) et Olivier Blanchard (ancien directeur du FMI) suggèrent une révision à 3%, visant à éviter un resserrement excessif néfaste pour l'économie. La volatilité des marchés financiers induite par les ajustements des banques centrales soulève l'importance d'une réévaluation de cette cible. L'approche « dépendante aux données » des banques centrales, bien que prudente, amplifie l’incertitude sur les marchés et questionne ainsi l'adéquation de la cible inflationniste traditionnelle face aux nouveaux défis économiques.
Achevé de rédiger le 12/10/2023 par Yusuf Kuzucu, gérant obligataire et Marie Marticou, gérante obligataire
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